L'AMITIE, "UN ELIXIR DE VIE"



par Xavier DUFOUR


enseignement du 12 décembre 2007




Pourquoi parler de l’amitié ? Chacun n’en a-t-il pas une expérience assez claire? Ce n’est pas si sûr. Sont-ils nombreux ceux qui, en cas de difficulté, peuvent compter sur un véritable ami ? Ceux qui ont quelqu’un pour partager le meilleur ou le plus intime d’eux-mêmes en toute circonstance ?
D’autre part, pourquoi notre société ne parle-elle jamais de l’amitié alors qu’elle ne cesse de banaliser l’homosexualité ? L’amitié n’est-elle pas devenue le grand tabou d’une époque qui ne cesse d’érotiser toute relation et ne comprend plus la spécificité de l’amitié par rapport à l’amour conjugal ?





I ] L’AMITIE CHEZ LES ANCIENS (Grèce et Bible)

1) Pour les grecs, l’amitié (philia) est « absolument nécessaire à la vie » (Aristote, Ethique à Nicomaque). Elle est la condition indispensable de la recherche du vrai et du bien. Ex : le récit de la mort de Socrate (Platon, Phédon) ; entouré de ses amis les plus intimes, Socrate leur confie ce qu’il porte de meilleur : son espérance en la survie de l’âme.
2) Pour Aristote, « ceux qui s’aiment se veulent mutuellement du bien en tant qu’ils s’aiment »(Ibid). Ils oppose la philia, l’amitié authentique, fondée sur la bienveillance, de ses contrefaçons : l’amitié d’intérêt (complicité) ou l’amitié d’agrément (« copinage », mondanité…même chrétienne) dans lesquelles l’autre n’est aimé que pour des motifs accidentels (qui peuvent passer) et non pour en fonction de son essence profonde, unique. Dans « l’amour d’amitié », l’autre est irremplaçable. Il est aimé pour lui-même.
3) La Bible valorise l’amitié: dans le Siracide (ch.6) : « Un ami fidèle est un élixir pour la vie ». Cet « amour d’amitié » est accompli dans l’Evangile par l’Agapé : amour de pur don, sans attente d’un retour, vécu par le Christ dans l’offrande de sa vie.

II ] LE SENS DE LA PHILIA : AUTRUI MON MYSTERIEUX SEMBLABLE

1) Le désir: ce qui caractérise l’homme, c’est le désir, aspiration jamais comblée, toujours en dépassement d’elle-même, dont l’objet ultime est le bonheur. Celui-ci passe par la certitude d’être aimé de manière inconditionnelle. Mais un tel amour est-il possible ? D’où le paradoxe :
- D’un côté, chacun est irrémédiablement seul, face à sa vie, ses choix les plus radicaux, sa mort…
- De l’autre, on sait bien qu’on ne se réalise qu’à travers ses relations, que l’autre est indispensable à ma croissance, que je n’existe qu’en tant que je suis aimé…Bergman (cinéaste) : « Pour nous autres athées, il reste une prière : pourvu que je rencontre quelqu’un qui me rende réel … »
2) L’ami est un chemin de moi-même à moi-même: loin de me divertir de moi-même, il me permet de me réaliser en profondeur. Solitude et amitié ne s’opposent pas, quiconque n’est pas capable de solitude n’entretiendra que des liens superficiels. L’ami me donne le goût et la force d’être moi-même. D’où un critère pour jauger une amitié: m’éloigne-t-elle ou me rapproche-t-elle de mon être profond ?
3) Dans l’amitié, j’approfondis le sens du mystère de l’autre et de moi-même
Plus je découvre l’autre, plus m’apparaît son irréductible liberté ; il ne m’appartient pas (pas plus que je ne m’appartiens). La pudeur exprime que l’amitié n’abolit pas la distance, elle n’est jamais fusionnelle. Ainsi, les signes de l’amitié (cf.Le Petit Prince : « Si tu m’apprivoise, nous aurons besoin l’un de l’autre »). Spécificités masculines : les signes sont moins explicites, plus codés
[1]… Finalement, l’ami apparaît non comme une conquête, mais comme un don : Montaigne au sujet de son amitié pour La Boétie : « c’est parce que c’était lui, et parce que c’était moi ».
4) L’amitié culmine dans le partage du secret du cœur. Partager avec celui qui en est digne sa quête la plus intime du sens de la vie. S.Weil : « Aimer quelqu’un, c’est être capable de lui dire : quel est ton tourment ? ». Exemple des « Grandes amitiés » de Jacques et Raïssa Maritain. (Cf.article Il est Vivant, copie ci-jointe).
5) L’amitié grandit d’être partagée : les amis de mes amis seront mes amis, logique centrifuge. Mais cela ne justifie pas la mondanité (dérive quantitative, connaître tout le monde, c’est ne connaître personne).
6) Elle se purifie dans le renoncement. L’amitié a ses blessures, ses épreuves aux deux sens du mot.
Conclusion : Amour conjugal et amour d’amitié. Si l’un donne la vie, l’autre donne le goût de la vie .

III] DE LA PHILIA A L’AGAPE : LE SENS CHRETIEN DE L’AMITIE

1) Inachèvement de tout lien humain : Nos amitiés comme nos amours, sont frappées de finitude. C’est l’amour passion qui rêve de l’infini dans l’être aimé, et toujours déchante. Aucune présence, aussi aimante soit-elle, ne peut combler le désir de l’homme qui est « sans remède » (Thérèse d’Avila). Mais nos liens humains, s’ils ne sont pas idolâtrés pour eux-mêmes, peuvent cependant éveiller en nous, le désir d’un amour absolu. Seul Dieu peut me « rendre réel » absolument, lui seul m’aime d’un amour indéfectible. (Cf. « Pierre m’aimes-tu ? « dans l’épilogue de Jean, qui joue avec les mots philia et agapé).
2) Le Christ, comme « indéfectible Ami ». Dans le texte du lavement des pieds, le Christ réalise un geste de total abandon à ceux qui vont le trahir, l’abandonner peu après. « Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis ». C’est l’annonce de la Croix : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Seul celui qui s’est fait le Serviteur parfait peut s’offrir dans un tel amour inconditionnel, absolument gratuit. (Jn. 13 1-5 ; 15 ; 15-16).
3) L’amitié au sens chrétien est une tension entre la Philia (la bienveillance) et l’Agapé (amour oblatif). Ex. de Charles de Foucauld, le « frère universel ». Comment articuler les amitiés humaines (dans leur part de relativité) et l’amitié inconditionnelle du Christ ? Une amitié de coeur aiguise le désir de « l’indéfectible Ami ». En retour, l’amitié du Christ fonde, donne une consistance aux amitiés humaines : « comme je vous aimés, aimez-vous les uns les autres ».

Conclusion
: l’évangélisation par l’amitié spirituelle : Exemple des « Grandes amitiés » de Jacques et Raïssa Maritain. (Cf.article Il est Vivant, copie ci-jointe).
[1] Même si un St François Xavier, du fond de l’Inde, pouvait écrire à son ami Ignace de Loyola : « Si l’on pouvait m’ouvrir le cœur, on y verrait ton image ». Une telle déclaration est-elle possible aujourd’hui, sans susciter le ricanement ?






Annexes


- Hergé, Tintin au Tibet (sur la fidélité dans l’amitié).
- J. Brel chante admirablement le même thème : Jojo, Fernand, Voir un ami pleurer, Jef…
« Je prendrai dans les yeux d’un ami, ce qu’il y a de plus chaud, de plus beau et de plus tendre aussi, qu’on ne voit que deux ou trois fois durant toute une vie, et qui fait que cet ami est notre ami » (J. Brel 1964)

- Aristote, Ethique à Nicomaque
(L’amitié) est absolument nécessaire à la vie. Nul ne choisirait de vivre sans amis, même pourvu de tous les autres biens (…).
Ceux qui s’aiment se veulent mutuellement du bien en tant qu’ils s’aiment. Ceux qui s’aiment par intérêt ne s’aiment donc pas pour eux-mêmes, mais parce qu’ils en tirent mutuellement du bien. De même ceux qui s’aiment pour le plaisir : ils n’aiment pas les hommes d’esprit pour leurs qualités, mais parce qu’ils les trouvent agréables. Ceux qui aiment par intérêt chérissent leur propre bien ; ceux qui aiment pour le plaisir, leur propre agrément, et non pas l’être aimé en tant que tel, mais en tant qu’il est utile ou agréable. Ces amitiés sont donc accidentelles : l’être aimé n’est en effet pas aimé en tant que tel, mais on aime les gens en tant qu’ils procurent les uns du bien, les autres du plaisir. Ce genre d’amitié se rompt facilement, s’ils ne restent pas semblables à eux-mêmes : cessent-ils d’être agréables ou utiles, on cesse de les aimer. Or l’utile est inconstant et varie selon les circonstances. Une fois détruit ce qui les rendait amis, l’amitié elle aussi est rompue, puisque c’est sa raison d’être (…).
Parfaite est l’amitié des hommes de bien et semblables en vertu : ils veulent en effet pareillement leur bien mutuel en tant qu’ils sont bons, et ils sont bons en eux-mêmes. Or ceux qui veulent du bien à leurs amis pour eux-mêmes sont des amis par excellence. Ils sont tels en eux-mêmes et non par accident. Livre VIII

- Siracide, ch. 6


Que soient nombreuses tes relations, mais pour les conseillers prends-en un entre mille.
Si tu veux te faire un ami, commence par l'éprouver et ne te hâte pas de te confier à lui.
Car tel lie amitié lorsque ça lui chante, qui ne restera pas fidèle au jour de ton épreuve. […]
Eloigne-toi de tes ennemis et garde-toi de tes amis.
Un ami fidèle est un puissant soutien : qui l'a trouvé a trouvé un trésor.
Un ami fidèle n'a pas de prix, on ne saurait en estimer la valeur.
Un ami fidèle est un baume de vie, le trouveront ceux qui craignent le Seigneur.
Qui craint le Seigneur se fait de vrais amis, car tel on est, tel est l'ami qu'on a.



- Evangile de Jean


Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. C'est ici mon commandement: Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître; mais je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père.




- Article Il est Vivant, Juin 2001: Les « grandes amitiés » de Jacques et Raïssa Maritain






"Leur témoignage demeure prophétique aujourd’hui. A trop de chrétiens qui rêvent d’une piété dispensée du travail de l’intelligence, Jacques et Raïssa enseignent qu’il faut que « l’Amour procède de la vérité et que la connaissance fructifie en Amour ». Aux apôtres impatients tentés par des stratégies d’évangélisation massive, ils rappellent que chaque âme est unique dans son mystère irréductible. Seule l’amitié spirituelle peut réconcilier l’appel de la charité et celui de la vérité. Les « Grandes amitiés » de Jacques et Raïssa Maritain ouvrent un chemin de sainteté à tous les « mendiants du Ciel » dont ils ont partagé la quête et qu’ils accompagnent encore sur les chemins du Royaume."